Jusqu’au 9 juin prochain, les murs de la galerie Nadine Fayad, à Achrafieh, sont recouverts des Darwichs de Raouf Rifaï. Dans cette exposition, « l'Abstrait du Darwich », le peintre libanais explore la frontière du figuratif et de l’abstrait, et par la suggestion entraîne le spectateur dans une véritable introspection.
Darwich, le Levantin
« La France a Astérix, aux États-Unis ils ont le choix entre Superman, Mickey Mouse ou Captain America, pendant ce temps le Liban se cherche et avec lui le Proche-Orient tourne en rond ». Une figure les colle pourtant, anachronique et clichée, avec son air bravache, ses longues moustaches effilées et son tarbouche vissé sur le crâne : le Darwich. Sous les coups de pinceaux brefs et ciselés de Raouf Rifaï, le Darwich se réinvente sans cesse, s’estompe, surgit, éclate, se recroqueville et disparaît à nouveau. Mouvant, indéterminé, le Darwich glisse et nous échappe, présent et insaisissable à la fois, à la frontière du figuratif et de l’abstrait. Le Darwich est bien là, souriant et affable, mais se fond dans un mouvement mystérieux qui en suggère bien plus, bloqué à la frontière de ce qui est, et de ce qui n’est pas encore, entre l’incarnation et la suggestion.
« C’est l'histoire de tous les Libanais, et de tous les gens de cette région, on est bloqué entre le big bang et l’explosion » abonde Raouf qui, par la confusion de ses peintures, esquisse l’instabilité d’une identité indécise. Une indécision très stable aussi, confortable, dans laquelle on s’enferme comme d’une coquille et qu’on peut dès lors figer sur une toile.
Le Darwich : témoin et messager
Une figure bien identifiable, témoin d’un folklore et médium d’un parfum d’Orient, qui exporte avec elle ses contradictions et ses souffrances. Le Darwich de Raouf intrigue et effraie, on le reconnait mais ne l’identifie pas, la suggestivité qu’il draine déborde du cadre et diffuse une histoire d’instabilité et de malaise. Fier de sa moustache et crâne dans sa tenue traditionnelle, le personnage est mis à nu par la violence des traits. Ainsi décrédibilisé, Raouf l’humanise, le rend plus accessible et acceptable. Le peintre abuse du stéréotype et le tourne en ridicule, et cette figure qu’on assigne trop facilement aux Orientaux perd de son mystère, dévoile son humanité vulnérable et chancelante.
Raouf a choisi un héros raté, en boucle dans l’échec, pour éveiller le regard sur cette confusion orientale, ce blocage du Levant. « Je voulais un héros pour nous, qui parle de nous, parce que nous on est dans la merde ! » s’emporte l’artiste, pour qui « l’art permet de voir les problèmes de la société ». Raouf se considère d’abord comme un messager, son témoignage sont ses Darwichs qui s’invitent chez les gens, ils attisent le regard et suscitent la curiosité pour cet Orient confus qu’ils portent en eux.
Une figure carnavalesque, miroir de l’homme
Le Darwich chez Rifaï survole les frontières, dépasse les considérations morales et les représentations globales, et soulève la question de l’individualité dans la perception collective. Bloqué dans une diégèse inaboutie, où abstrait et figuratif se débattent, le personnage est dépouillé de ses artifices, débordé par sa propre humanité qui s’exprime malgré lui. C’est au fond l’homme que Raouf représente, l’homme dans ses contradictions, ses faiblesses et ses illusions, l’homme qui enfile un tarbouche et se laisse pousser la moustache pour étouffer sa sensibilité dans une apparence collective. La galerie Nadine Fayad est devenue un vaste carnaval, tous ses participants ont revêtu le masque moustachu et jovial du Darwich, mais chacun y évolue dans la solitude d’une individualité qu’ils ne parviennent pas à refouler. Tous échouent à rejoindre cette figure consensuelle à laquelle ils espèrent s’identifier.
Le masque du Darwich dépeint un mécanisme d’autocensure qui cherche à brimer la force des émotions qui traversent l’humanité, et parviennent toujours à se révéler par d’autres moyens, dans l’implicite, le suggestif. Figure banale mais inépuisable, nourrit depuis 20 ans par la profusion et la complexité de la mosaïque des expressions humaines. Raouf Rifaï lui-même avoue ne pas parvenir au bout : « c’est une figure riche et mouvante, ni moi ne peut l’arrêter ni les autres ». Les autres qui ne semblent pas non plus vouloir l’arrêter, car en 20 années de Darwich le succès du peintre ne faiblit pas. Lui accuse l’égoïsme de l’homme, qui ne veut parler « que de l’être humain » et qui a même « choisi de faire Dieu à [son] image ». L’homme fait Dieu à son image et Raouf peint le Darwich à l’image de l’homme, et la confusion du Darwich agit comme un miroir qui révèle nos propres contradictions intérieures.
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